“Les chercheurs s’attendaient à voir le pied agir comme un arc qui ferait rebondir le corps vers le haut, mais ce n’est pas du tout ce qu’ils ont trouvé”, s’étonne Bernard Godelle, chercheur à l’institut des sciences et de l’évolution de Montpellier. Une nouvelle étude, parue dans Frontiers, est consacrée au mouvement des os du pied et de la cheville pendant la locomotion, chez l’humain et le chimpanzé. Grâce à une technique encore peu utilisée, la vidéoradiographie, les chercheurs ont pu observer avec précision les mouvements des os les uns par rapport aux autres pendant la marche et la course.
Le pied humain est relativement peu mobile par rapport à celui d’autres animaux. “Quand on étudie le mouvement du cheval ou du chien, on remarque que lorsqu’ils posent la patte, ils accumulent de l’énergie dans leurs tendons. Ces derniers agissent comme des ressorts qui leur permettent de repousser le sol”, détaille Bernard Godelle auprès de Sciences et Avenir. Ce mécanisme élastique, très efficace chez le kangourou par exemple, permet à ces animaux d’économiser de l’énergie en la stockant momentanément dans leurs tendons puis en la réutilisant. Chez l’être humain, cet effet de ressort est limité. En revanche, les chercheurs ont mis en évidence une autre fonction de la voûte plantaire.
Une histoire de cou-de-pied
Durant la phase motrice, au moment de décoller la jambe du sol, le pied se cambre davantage, accentuant notre cou-de-pied. On parle de flexion plantaire. Celle-ci initie une rotation d’une partie de la cheville, ce qui permet au tibia de rester le plus vertical possible lors de la marche et de la course. “C’est essentiel pour que le centre de gravité reste à peu près à la même hauteur pendant le déplacement, tout comme la tête” explique le chercheur. “C’est d’autant plus important pour un chasseur comme l’être humain puisqu’il est capable de poursuivre des proies jusqu’à ce qu’elles s’épuisent”.
En comparaison, les chimpanzés, qui pratiquent la bipédie intermittente, ont un tibia bien plus incliné vers l’avant quand ils marchent. Les genoux fléchis, ils sont contraints de monter et d’abaisser tout leur corps à chaque pas : un mouvement très énergivore. La bipédie n’est donc pas rare chez les grands singes mais se fait essentiellement sur de courts trajets. Autre avantage de la petite rotation qui s’opère dans le pied des êtres humains : elle permet au pied de rester au sol plus longtemps. “Si le tibia s’inclinait davantage vers l’avant, notre pied décollerait plus tôt et nous n’aurions plus la même force pour marcher et courir”, explique Bernard Godelle. Une adaptation économique en énergie, qui aurait ainsi contribué à l’évolution de l’humain vers la bipédie usuelle.
Le centre de gravité
Mais comment ça fonctionne ? Le calcanéum forme le talon et l’astragale est un petit os entre le tibia et le pied. En avant de ces deux os, il y a une série de petits os carpiens. Parmi eux, l’os naviculaire, articulé avec trois petits os “cunéiformes”. C’est à cet endroit que la flexion est la plus forte, contraignant l’astragale à se positionner à la verticale et avec lui, le tibia. “C’est une adaptation très originale en termes de locomotion”, s’enthousiasme le scientifique, “l’histoire de l’acquisition de la bipédie est essentielle dans la singularisation de l’espèce humaine et d’autant plus spéciale que nos ancêtres grimpaient aussi aux arbres”. En effet, la plus ancienne trace de bipédie remonte au préhumain Toumaï, il y a près de 7 millions d’années. L’analyse de son fémur l’été dernier avait révélé que cet hominine était bipède et grimpait aussi aux arbres.
“Les primates relativement proches de l’homme pratiquent la bipédie. L’ancêtre commun au bonobo, au chimpanzé et à l’humain était donc très vraisemblablement un bipède intermittent lui aussi”, explique à Sciences et Avenir Gilles Berillon, directeur de recherche du CNRS au sein de l’unité Histoire naturelle de l’homme préhistorique. La marche bipède implique un certain nombre de contraintes mécaniques en lien avec la nécessité de maintenir notre centre de gravité entre nos pieds. Comme le montre la marche du chimpanzé, la bipédie est possible même lorsque les genoux sont fléchis. Cependant réaliser cette posture demande plus d’activation des muscles que celle des humains, ce qui demande de l’énergie supplémentaire. “Chez l’humain, un minimum de contraction musculaire est nécessaire pour se tenir debout. Pour aboutir à une bipédie aussi peu coûteuse en énergie, de nombreuses adaptations sont apparues au cours de l’évolution. En particulier, la morphologie du genou vers l’avant, et la voûte plantaire”, poursuit le chercheur.