Si vous regardez l’ADN présent dans les cellules de votre peau, de vos organes, de vos os, vous compterez que presque la totalité sont composées de 23 paires de chromosomes. Il est possible que ce nombre change dans certaines régions du corps humain, notamment lors des cancers. La plupart des cancers ont une aneuploïdie. Cela signifie qu’ils ont gagné ou perdu un chromosome ou une partie d’un chromosome.
Tandis que l’omniprésence des aneuploïdies dans les cancers humains est connue depuis presque un siècle, leur rôle dans le développement des tumeurs reste encore controversé. Une hypothèse est que ces instabilités chromosomiques favoriseraient la progression de la maladie, en enrichissant les tumeurs en oncogènes (ces gènes qui promeuvent le développement de cancers) et en éliminant les gènes “suppresseurs de tumeur”. Dans une nouvelle étude publiée dans Science, les chercheurs de la faculté de médecine de l’Université de Yale (Etats-Unis) se sont intéressés à ces motifs chromosomiques caractéristiques des cancers : leurs points communs, leur rôle et comment les éliminer, dans l’optique de développer de nouvelles stratégies thérapeutiques anticancéreuses.
Trisomies et cancers, des liens surprenants
Il a été montré que les personnes atteintes de trisomie 21, caractérisée par la triplication du chromosome 21, ont significativement moins de chances de développer des cancers des os, muscles et organes par rapport au reste de la population. Cela suggère que cette aneuploïdie (trisomie 21) pourrait avoir des propriétés “suppresseur de tumeur”. Il semble donc intéressant de se pencher sur les changements dans le nombre de chromosomes.
Illustration réalisée par ordinateur représentant à gauche le caryotype (c’est-à-dire, une visualisation de l’ensemble des chromosomes d’une cellule) d’une personne saine et à droite le caryotype d’une personne atteinte de trisomie 18. Dans certains cancers, des processus de recombinaisons anormales mènent à des aneuploïdies. Le gain d’un chromosome, ou d’un fragment de chromosome, favorise la croissance des cellules cancéreuses et la progression de la maladie. La trisomie 18, maladie due à la présence d’un chromosome 18 surnuméraire, est un exemple d’aneuploïdie. Les nourrissons atteints de trisomie 18 ont un taux de mortalité élevé en raison des malformations létales associées à ce syndrome appelé le syndrome d’Edwards. Crédits : KATERYNA KON / SCIENCE PHOTO LIBRA / KKO / Science Photo Library via AFP.
Les gains de chromosome sont fréquents dans le développement de cancers. Dans leur étude, les chercheurs ont regardé le nombre de copies des chromosomes à différents stades d’évolution des cancers. Leurs observations ont été réalisées sur des cellules issues de tumeurs humaines cultivées in vitro. Ils remarquent que l’apparition d’aneuploïdies est systématiquement observée dans les premiers stades de développement des tumeurs et que les gains de chromosomes sont souvent les mêmes. Par exemple, dans les premiers stades de développement des mélanomes (un type de cancer de la peau qui touche les mélanocytes), il y a un gain d’une partie du chromosome 1. Les mélanocytes sont des cellules qui produisent des granules pigmentés de mélanine dont la fonction principale est de pigmenter la peau, les yeux et les cheveux et de protéger des rayonnements UV. De la même façon, des gains de chromosome 8 et chromosome 1 sont observés au cours du développement de cancers du sein. Et ces gains chromosomiques participeraient au développement des tumeurs.
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Des tumeurs dépendantes des aneuploïdies
Les chercheurs ont remarqué que les grandes aneuploïdies sont généralement de mauvais présages pour le rétablissement du patient. De fortes corrélations ont été observées entre les gains de chromosome 1q (le long bras du chromosome 1) et la progression de la maladie. Ces corrélations ont été confirmées par un ensemble de techniques appelées ReDACT (pour Restauration de la Disomie dans les cellules Aneuploïdes en utilisant le ciblage par CRISPR-Cas9).
Avant CRISPR-Cas9, il était plus fastidieux de mener des études génétiques sur de grandes régions d’ADN telles que des fragments chromosomiques. Les scientifiques ont travaillé sur des cellules humaines cultivées in vitro à partir de lignées cancéreuses. Avec la ReDACT, notamment grâce aux “ciseaux génétiques” CRISPR-Cas9, les scientifiques ont pu ôter, dans certaines cellules cancéreuses, les fragments de chromosome 1 qui étaient en trop. Ils ont alors observé que les cellules se divisent moins rapidement. Bonne nouvelle pour des cellules tumorales ! Les cellules trisomiques pour le chromosome 1q avaient formé des tumeurs bien plus importantes que les cellules disomiques (cellules où le chromosome n’est qu’en deux exemplaires, c’est-à-dire, au nombre normal). Dans des expériences menées sur des souris, la perte de l’aneuploïdie prévient la formation de nouvelles tumeurs malignes. Enfin, les chercheurs ont observé que, dans les cellules cancéreuses humaines, certaines polysomies favorisent davantage la progression des tumeurs que d’autres. Par exemple, les cellules issues de mélanomes dépendent plus des trisomies du chromosome 1q, tandis que les cellules provenant de cancers colorectaux semblaient davantage dépendantes des trisomies du chromosome 8.
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Les tumeurs ont leur chromosome préféré
Ce n’est pas un hasard si certaines des tumeurs semblent dépendantes à certaines aneuploïdies, notamment au gain du chromosome 1q, plutôt qu’à d’autres. La trisomie 1q induit une diminution de la signalisation médiée par la protéine p53. Or, la protéine p53 est ce que l’on appelle un “suppresseur de tumeur”. Les tumeurs se développent mieux car le gardien du génome est moins là pour les en empêcher.
Dans cette étude, les chercheurs ont montré que l’élimination des aneuploïdies dans les cellules tumorales compromet leur progression. Les addictions des cellules cancéreuses aux aneuploïdies pourraient être aussi importantes que les addictions des tumeurs aux oncogènes. Ainsi, la perte des chromosomes surnuméraires, caractéristiques des cancers, pourrait être une stratégie thérapeutique pour limiter le développement de la maladie.
“Nous sommes très intéressés par les applications cliniques”, a déclaré dans un communiqué de presse M. Sheltzer, professeur adjoint de chirurgie à la faculté de médecine de Yale et auteur principal de l’étude. “Nous réfléchissons donc à la manière d’étendre nos découvertes dans une direction thérapeutique.” Cependant, des études complémentaires doivent être menées avant que cette approche puisse être testée dans le cadre d’un essai clinique.