Qu’est-ce que la maladie de Charcot ?
La maladie de Charcot, ou SLA, engendre un dysfonctionnement moteur qui aboutit à la paralysie par groupe de muscles : des membres jusqu’au visage. “A terme, les patients ne peuvent plus respirer seuls”, explique Emmeline Lagrange pour Sciences et Avenir. En effet, ce syndrôme affecte les motoneurones : ce sont les cellules nerveuses à l’origine du mouvement. Il existe deux motoneurones : le premier part du cerveau et s’arrête à la moelle et le second prend le relai jusqu’aux muscles. Cette maladie neurodégénérative atteint l’un des deux motoneurones en premier, mais aboutit à un dysfonctionnement des deux neurones moteurs, conduisant à la paralysie complète. Certains patients ont d’abord un déficit moteur au niveau de la main ou de la jambe : c’est le motoneurone entre la moelle et les muscles qui est touché. Dans d’autres cas, les malades ont une atteinte dite “bulbaire” : le dysfonctionnement vient du premier motoneurone, ce qui engendre des difficultés à déglutir ou à parler. “On ne peut être certains que le diagnostic est celui de la SLA, que lorsque les deux handicaps, moteur et verbal, sont présents”, précise la neurologue. “Tant qu’un seul des deux n’est perceptible, on peut espérer un diagnostic différentiel”. A ce jour, aucun traitement n’existe encore pour contrer cette maladie neurodégénérative, dont l’espérance de vie moyenne est de 3 ans après l’apparition des premiers symptômes.
“On voyait le nombre de cas augmenter à toute allure, c’était terrifiant”
Sciences et Avenir : Comment vous tournez-vous vers l’hypothèse d’un facteur environnemental ?
Dr Emmeline Lagrange : L’histoire commence bien avant les premiers cas de SLA en Savoie, lors d’une discussion avec une infirmière, Louise. Elle m’exposait le fait que trop de ses voisins étaient malades. C’est là que je commence à m’intéresser aux hypothèses environnementales dans les maladies neurologiques. J’appelle le professeur William Camu, qui a été confronté à un cluster de maladies neurodégénératives en Ardèche et sur une commune proche de Montpellier. Je voulais savoir comment il avait fait pour prouver mathématiquement que le nombre de personnes atteintes était significatif, et connaître le type de recherches entrepris. L’équipe de Limoges, experte en épidémiologie, les Pr Couratier et Preux, a aussi été très aidante. Résultat : l’abondance de malades dans le village de Louise était due à un hasard. En revanche, nos recherches nous ont permis d’être intellectuellement prêts à ce genre de phénomènes. Nous étions au point sur l’hypothèse environnementale dans les maladies dégénératives. Au moment de l’appel avec le docteur Foucault, une liste de facteurs potentiels nous vient donc en tête.
Comment s’organisent vos recherches ?
L’enquête s’est faite en deux temps. D’abord, il a fallu recenser le nombre de cas et récupérer les identités des patients. Il était nécessaire de connaître la réelle incidence de la maladie dans les 5 départements autour de Grenoble. Nous avons épluché plus de 6000 dossiers, un à un. Tous les médecins généralistes, les neurologues et les familles ont été incroyablement coopératifs. Gilles Houbart, un des habitants atteints de la maladie de Charcot, nous a aidé à repérer les nouveaux cas, en étant particulièrement actif dans le milieu associatif de la région. On voyait le nombre de cas augmenter tous les ans, c’était terrifiant. Il a donc fallu trouver une cause commune. Quand nous présentions le cas de Montchavin dans des congrès, nos confrères étaient plutôt critiques et nous rétorquaient qu’il s’agissait sans doute d’un problème de consanguinité ou d’un manque d’iode. Nos recherches nous ont permis d’éliminer assez rapidement ces hypothèses.
Quels facteurs environnementaux testez-vous ?
Bellentre étant construite près d’une mine, nous avons d’abord vérifié l’éventuelle présence de métaux dans l’eau et l’alimentation. Puis nous avons examiné le bois dans les chalets, analysé le plomb dans l’ensemble des canalisations du réseau d’eau potable, la neige artificielle, les lignes hautes tensions, dosé le radon, effectué des prélèvements… Chaque fois qu’émergeait une nouvelle hypothèse dans les lectures scientifiques, nous la testions sur le terrain.
Nous avons aussi testé la concentration de BMAA, une toxine aux effets reconnus qui était à l’origine d’un cluster sur l’île de Guam, dans le Pacifique. Mais le dosage dans les eaux et aliments de Bellentre n’a rien révélé de significatif. Ce travail a été fait en collaboration avec l’équipe de Limoges et l’ESCPI (Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris, avec l’aide de l’ ANR (Agence nationale de la recherche) et de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire alimentaire nationale). Dès le début, William Camu nous avait orienté vers les habitudes de vie des habitants. Nous menions ainsi des centaines d’entretiens pour collecter le plus de données possibles sur leur vie, depuis leur naissance jusqu’à leur début dans la maladie.
“C’est un deuxième Guam”
Quand est-ce que le champignon se dégage des autres facteurs ?
Très tard malheureusement. Nous avons interrogé les malades, leur conjoint, et les habitants d’autres villages de montagne en bonne santé. Trois facteurs différenciaient les patients des autres personnes interrogées, y compris de leur conjoint : le gibier, le pissenlit et le champignon. Nous n’avions pas de piste pour le pissenlit. Quant au gibier, nous avons testé la présence de toxines, mais en vain. Restaient les morilles qui apparaissaient dans le compte-rendu des échanges, et parfois les “fausses-morilles” mais nous n’avons pas tout de suite fait le lien.
C’est Peter Spencer, toxicologue de renommée internationale, et expert de l’isolat de Guam qui nous incite à explorer cette piste. Il avait été confronté aux mêmes cas dans le Michigan. Le Pr Camu l’avait rencontré lors du congrès de neurologie environnementale RISE. “C’est un deuxième Guam, avait-il dit. Il faut que je vienne vous aider”. Tout s’accélère alors, et nous retournons au village pour une série d’interrogatoires, basée sur les champignons : qu’est-ce que vous mangez, comment ramassez-vous vos champignons, où est-ce que vous les récoltez, comment les identifiez-vous, quelles couleurs ont-ils, comment les cuisez-vous etc. Déjà, plusieurs indices nous interpellent : les personnes atteintes de SLA ne cuisaient pas les champignons, ou très peu. Il faut savoir que même la morille possède une toxine non connue qui peut être très dangereuse pour certaines personnes et inoffensive pour d’autres. Dans tous les cas, il faut la cuire au moins 45 minutes, jeter l’eau de cuisson et cuire à nouveau. Les habitants nous ont également donné des échantillons de leur cueillette, que nous avons fait analyser. Leur identification visuelle a révélé la présence de gyromitres, ou fausses morilles dans les échantillons. Un champignon interdit à la vente et à la consommation depuis 1991, en raison de sa toxicité.
S’agissait-il d’erreurs de cueillette ?
C’était notre première hypothèse en effet. Mais le dénouement est en réalité plus complexe. Au cours d’un dernier échange avec les habitants, en 2018, l’un d’eux nous a révélé qu’ils ramassaient et consommaient les fausses-morilles de manière volontaire. Il s’agissait d’une tradition. Son interdiction à la vente n’avait pas vraiment été comprise. En la consommant à petite dose – et pour son goût particulièrement apprécié -, les effets n’étaient pas perceptibles immédiatement. Si leurs conjoints et leurs enfants ont été épargnés, c’est que ce plat n’était pas mangé en famille, en raison de son interdiction. Un doute devait planer. Ils consommaient donc des fausses-morilles entre amis ou entre collègues. Cette prolifération de SLA a été un réel traumatisme pour les habitants de la région. D’autant plus que l’enquête s’est étendue sur plus de dix ans. Aujourd’hui, on ne compte plus aucun cas de SLA autour de Bellentre et Montchavin.