En 2019, une autre étude allemande, dirigée par Sebastian Seibold de l’Université technique de Munich, a ainsi conclu qu’entre 2008 et 2017, les prairies allemandes avaient perdu en moyenne les deux tiers de leur biomasse d’arthropodes (insectes, araignées, cloportes…) et les forêts avaient vu cette même biomasse diminuer de 40 %. D’autres études menées en Europe ont abouti au même constat. De l’autre côté de l’Atlantique, l’entomologiste américain Bradford C. Lister, qui avait échantillonné les insectes présents dans la forêt de Luquillo à Porto Rico en 1976 et 1977, a constaté pour sa part une diminution allant de 75 à 98 % de la biomasse d’insectes et araignées capturés entre 2011 et 2013.
Pour l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’Asie ou encore l’Océanie, des zones très riches en insectes, les connaissances demeurent lacunaires. “Il n’y a pas de raison de penser que cela se passe mieux ailleurs, mais sans preuve on ne peut pas affirmer que le déclin des insectes est généralisé à l’échelle de la planète, admet Colin Fontaine, chercheur au Centre d’écologie et des sciences de la conservation du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. En revanche, les signes d’un déclin fort et touchant une majorité d’espèces sont nets partout où l’on a des données. “
“Cela ne veut pas dire que certains taxons, à l’inverse, ne vont pas augmenter, souligne Cécile Le Lann, maître de conférences et écologue au sein du laboratoire Ecobio de l’Université de Rennes. Il en est ainsi de certaines espèces exotiques qui peuvent devenir invasives, tel le moustique-tigre. ” Cela se produit à la suite d’une importation humaine, à l’instar de ce qui s’est passé pour le frelon asiatique, probablement arrivé dans des poteries rapportées en France depuis la Chine ; ou à la faveur d’une évolution de l’aire de répartition consécutive à l’augmentation globale des températures – il en est ainsi de la chenille processionnaire, qui migre d’une cinquantaine de kilomètres vers le nord par décennie.
Pour compter les insectes, les entomologistes et autres scientifiques s’appuient sur des techniques éprouvées, à commencer par le piégeage. “Le piégeage lumineux, ‘light trap’, est très efficace pour attirer papillons de nuit, cousins, moucherons ou espèces de coléoptères, décrit Mathieu Leclerc, doctorant au sein de l’Institut de recherche sur la biologie de l’insecte de Tours. Pour capturer mouches, guêpes et autres individus volants et sauteurs, on fait appel aux tentes Malaise, dotées d’une paroi centrale contre laquelle viennent taper les insectes pour ensuite tomber dans un récipient d’alcool permettant leur conservation. “
Pour les fourmis, cloportes ou limaces du sol, la méthode la plus utilisée est le piège Barber, un récipient à parois lisses, enfoncé dans le sol, dont le fond est généralement rempli d’une solution sucrée pour attirer et conserver les espèces piégées. Sans oublier les filets fauchoirs utilisés afin de capturer criquets, grillons ou punaises dans les zones herbeuses, les arbres, les arbustes ou le maquis. “Et bien sûr, il existe des méthodes de comptage non invasives, poursuit Mathieu Leclerc. Les observateurs peuvent définir un transect, un segment à parcourir en bordure d’une culture ou en forêt par exemple, et compter le nombre d’individus qu’ils voient se déplacer en marchant sur une distance donnée. On peut aussi, pour les libellules, compter le nombre de mues sur une berge. “
Suivre les insectes pour mieux les conserver
Les sciences participatives sont une autre manière de freiner le déclin des insectes. Lancé en 2010 par le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), le programme Spipoll (Suivi photographique des insectes pollinisateurs) invite ainsi le grand public à photographier et partager les images d’insectes observés sur un lieu et une plage de temps donnés. Les participants choisissent une plante, une fleur, une zone d’herbe, et pendant vingt minutes ils vont photographier tous les insectes qui viennent butiner ou sont de passage. Puis ils trient leurs images, donnent un nom à chaque insecte photographié et les partagent sur une plateforme dédiée où les photos sont visibles de tous. “Ensuite, la communauté des participants valide les identifications ou corrige les erreurs. Il n’y a pas besoin d’être un connaisseur. Si on se trompe, d’autres vont corriger derrière, explique Colin Fontaine, chercheur au Centre d’écologie et des sciences de la conservation du MNHN. Cela permet donc de produire des données très utiles à la science. Surtout, les citoyens participants prennent conscience des insectes et de leur diversité. Or c’est nécessaire, car on ne fournira pas les efforts suffisants pour conserver ce qu’on ne connaît pas. À partir du moment où on peut les identifier, les différencier, tout à coup, ils se mettent à exister. “
Crédit : GILLES MARTIN / BIOSPHOTO
L’urbanisation et l’agriculture intensive pointées du doigt
Les causes de la perte générale de la biodiversité ? “Elles sont bien connues : destruction des habitats, pesticides ou changement climatique, rappelle Colin Fontaine. Mais il peut être difficile de discriminer une cause par rapport à une autre. ” Les scientifiques s’attellent donc le plus souvent à étudier un, deux ou trois facteurs de stress puis à les croiser. “C’est l’objet d’expériences en laboratoire. Nous prenons les insectes d’une espèce et nous les soumettons par exemple à des vagues de chaleur, lesquelles sont amenées à se multiplier, à s’intensifier et à se prolonger dans les années à venir “, raconte Mathieu Leclerc.
En 2021, des chercheurs du département de biologie de l’Université de Caroline du Nord (États-Unis) ont publié des résultats très parlants. Dans le cadre d’une expérience, ils ont placé des larves du sphinx du tabac, Manduca sexta, dans des chambres climatiques. Un premier groupe a été exposé à un cycle diurne de 25 ± 10 °C, avec deux heures à la température maximale de 35 °C et deux heures à la température minimale de 15 °C. Un deuxième groupe a, lui, été exposé à plusieurs vagues de chaleur de trois jours consécutifs, avec une température maximale de 42 °C et la même température minimale. Résultat : “La survie à la nymphose [passage de la larve à la nymphe] a diminué avec l’augmentation du nombre de vagues de chaleur. Le développement et la masse des nymphes se réduisent “, rapportent les auteurs de l’article. “Ensuite, on croise les facteurs, en exposant une espèce à des pesticides, à une réduction de la quantité de nourriture et à une vague de chaleur par exemple, détaille Mathieu Leclerc. Cette expérience a notamment été conduite sur des insectes aquatiques – des larves de libellules – chez qui on a observé une diminution des protéines HSP, qui aident notamment à lutter contre les canicules. Les insectes exposés aux pesticides sont donc encore moins tolérants aux vagues de chaleur que les insectes non exposés. “
En Europe, les facteurs figurant en tête des causes de surmortalité demeurent l’agriculture intensive et l’urbanisation, selon une méta-analyse publiée en 2019. “Parmi les coléoptères, les lépidoptères et les hyménoptères, le changement d’affectation des terres et la fragmentation du paysage sont sûrement la principale cause du déclin des espèces, la conversion agricole et l’intensification pour la production alimentaire étant répertoriées dans 24 % des rapports. L’urbanisation est signalée dans 11 % des cas, tandis que la déforestation apparaît dans 9 % des déclarations “, précisent les auteurs.
Reste que les effets du changement climatique sont appelés à s’intensifier et donc à soumettre les insectes déjà fortement fragilisés à des phénomènes extrêmes. Les hivers plus chauds inquiètent notamment. Pour surmonter la rigueur des températures hivernales, de très nombreux insectes de l’hémisphère Nord comme les fourmis, les coccinelles, les moustiques ou les papillons se mettent normalement en diapause, un état métabolique complètement ralenti. À l’automne, ils accumulent donc des réserves énergétiques et quand la réduction des jours s’associe à une diminution assez nette des températures, ils se mettent à l’arrêt ou presque. “Avec des hivers plus chauds, nombre d’insectes n’entrent plus en diapause et sont donc actifs durant cette saison, note Cécile Le Lann. On pourrait se dire : tant mieux pour eux, ils vont pouvoir se développer. Mais quand ils sont actifs l’hiver, ils sont exposés aux vagues de froid auxquelles ils risquent de succomber. À l’inverse, des montées rapides en température font que les abeilles, par exemple, vont rapidement perdre leur eau et avoir un métabolisme très accéléré. Même si elles survivent, leur espérance de vie sera moins longue et elles se reproduiront moins. “
Un autre sujet qui retient l’attention des scientifiques est le décalage entre l’activité des végétaux et celle des insectes. Or, si l’insecte ne suit pas le rythme de la plante, il risque de ne plus trouver de quoi se délecter, et la plante, elle, ne pourra plus être pollinisée et donc se reproduire. Une expérience menée par des biologistes de l’université de Californie (États-Unis) en 2022 a ainsi démontré que le réchauffement a avancé le début, le pic et la fin de la floraison de trois plantes herbacées annuelles à floraison printanière, mais n’a pas modifié l’émergence d’Osmia lignaria , l’abeille solitaire qui les visite. Conséquence : “Les communautés végétales réchauffées produisaient des fleurs moins nombreuses et plus petites avec moins de nectar, ce qui réduit l’attractivité pour les abeilles ensuite. ” Seuls certains insectes dits généralistes peuvent plus facilement s’adapter car ils ne dépendent pas d’un petit nombre de végétaux. C’est le cas des abeilles domestiques qui peuvent butiner tour à tour chaque fleur qui se présente à elles, depuis le colza en avril-mai jusqu’à la féverole. Mais pour les insectes dits spécialistes, le danger est réel.
Malgré les menaces qui pèsent sur eux, la plupart des insectes restent souvent considérés comme des nuisibles. “Écologistes et entomologistes, nous devrions tous nous sentir profondément inquiets de ne pas avoir su expliquer au grand public l’importance vitale des insectes “, lance le biologiste britannique David Goulson dans son récent ouvrage “Terre silencieuse”. Car les insectes sont des êtres déterminants pour l’équilibre de nos écosystèmes. Sans eux, peu de plantes pollinisées. Sans collemboles, cloportes ou mouches, pas de dégradation de débris végétaux et organiques et donc des sols appauvris aux rendements toujours plus réduits. Et sans plantes, moins d’oxygène produit et des concentrations de CO2 toujours plus élevées. Sans les insectes aquatiques et surtout leurs larves, comme celles de simulies, pas de filtration des eaux (débris, microalgues…) et donc une eau impure à la consommation. Sans eux, des oiseaux disparaissent, faute de pouvoir se nourrir.
Des pollinisateurs, acteurs essentiels des cultures
Les effets du déclin des insectes sont déjà là, rappelle Cécile Le Lann : “Dans certaines parties du monde, les excès de l’agriculture intensive ont conduit à la disparition totale des pollinisateurs sauvages. Ainsi, en Californie, les producteurs d’amandes sont obligés de transporter des ruches d’abeilles domestiques pour polliniser des milliers d’hectares d’amandiers. Et en Chine, les agriculteurs de la région du Sichuan sont contraints de polliniser eux-mêmes les vergers au pinceau. ” Un constat qui va hélas dans le sens de la célèbre citation du grand biologiste américain Edward Osborne Wilson : “Si les êtres humains disparaissaient, le monde se régénérerait et retrouverait son équilibre d’il y a 10.000 ans. Si les insectes disparaissaient, le monde sombrerait dans le chaos “.
Les abeilles jouent un rôle essentiel dans la pollinisation. Leur déclin fragilise la reproduction des plantes. Crédit : LUIS CASIANO/NATURAGENCY
6 astuces pour protéger la biodiversité des insectes dans son jardin
1. Réduire la fréquence des tontes et laisser “mauvaises” herbes et herbes hautes pousser sur les bordures des jardins. Cela permet de créer un habitat protecteur pour nombre d’insectes qui y trouveront un microclimat aux températures basses ou élevées moins extrêmes.
2. Planter des fleurs riches en nectar et en pollen : phacélie, bourrache, lavandin, romarin, thym, tournesol…
3. Planter des arbres fruitiers, même en pot sur une terrasse ou un balcon.
4. Éviter les pesticides et laisser les coccinelles ou larves de syrphes lutter contre les nuisibles.
5. Creuser une mare, même petite de la taille d’un évier.
6. Privilégier les haies et arbustes aux claustras en bois, en aluminium ou en plastique.
Par Fanny Costes