En ouverture du Sommet pour l’ambition climatique qui s’est tenu au siège des Nations unies à New York le 20 septembre, le secrétaire général de l’organisation António Guterres a appelé une nouvelle fois à approfondir les efforts, rappelant que les promesses mises sur la table par les Etats annoncent une fin de siècle à 2,8°C, soit bien au-dessus des 2°C de l’accord de Paris. Son “pacte de solidarité climatique” propose aux plus gros émetteurs de CO2 de raccourcir le délai vers le “zéro émission nette” de 2050 à 2040 et d’aider les économies émergentes à passer cet objectif de 2060 à “aussi près que possible” de 2050. “La transition des énergies fossiles vers les renouvelables est en cours, mais nous sommes des décennies en retard, a tonné António Guterres dans son discours d’ouverture. Nous devons arrêter le temps perdu à traîner les pieds ou à se croiser les bras et en finir avec l’avidité d’intérêts bien ancrés vivant sur les milliards des énergies fossiles.” L’objectif est clair et l’échéance courte : arriver au pic des émissions globales en 2025 pour entamer la décrue qui devra amener à une réduction de 50% en 2030, soit dans six ans.
Les Etats ne sont donc pas seulement visés pour leur inaction ou leur procrastination, le secteur privé est aussi interpellé. L’ONU ne veut plus se bercer de belles promesses, ni de grandes déclarations sans lendemain, qui ont fait l’essentiel des discours des dirigeants du monde entier à la tribune des sessions de négociations de la Convention sur le climat, les COP. “Ce sommet [de 2023] vise à placer la barre très haut en matière d’ambition en n’autorisant à monter à la tribune que ceux qui peuvent démontrer qu’ils sont les premiers à agir et les meilleurs de leur catégorie. Il s’articule autour de trois axes : l’ambition, la crédibilité et la mise en œuvre”, écrit Lola Vallejo, directrice du programme climat à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI).
Une ligne rouge pour le “greenwashing”
La crédibilité et surtout l’équité sont cruciales. Il s’agit en effet de transformer en profondeur les relations économiques mondiales. Ce 20 septembre, lors du sommet, le président de la Banque européenne d’investissement Werner Hoyer a averti : “Cela ne peut être à sens unique. L’action climatique ne peut pas devenir un colonialisme 2.0. En tant qu’Européens, nous ne pouvons pas juste exploiter les ressources du Sud pour produire de l’hydrogène vert ou créer des mines pour les matériaux critiques dont nous avons besoin pour les batteries et l’électrification. Nous avons besoin d’une coopération égalitaire pour trouver des opportunités ensemble et nous devons être honnête là-dessus dès le départ.”
La traque des “tricheurs” est donc lancée. Elle prend la forme d’un rapport d’experts onusiens intitulé “Integrity matters” (l’intégrité compte) qui veut “tracer une ligne rouge autour du greenwashing”. “Nous avons urgemment besoin que chaque entrepreneur, investisseur, ville, état, région se mettent en marche vers leur promesse de zéro émission, y plaide Antonio Guterres. Nous ne pouvons plus accepter ceux qui vont lentement, ceux qui trichent et toute forme de greenwashing.” Le rapport trace effectivement une ligne rouge. Les acteurs du secteur privé et des collectivités locales ne peuvent se réclamer du “zéro net” s’ils continuent à investir ou construire dans le secteur des énergies fossiles. Ils ne peuvent acheter des crédits de compensation d’émissions bon marché s’ils n’agissent pas auparavant pour supprimer totalement leurs émissions de CO2 à travers leur chaîne de valeur. Ils ne peuvent se prévaloir d’efforts pour réduire l’intensité de leurs émissions s’ils n’agissent pas pour les supprimer totalement. Et enfin, pour être totalement efficaces, ces acteurs privés ne doivent pas se réfugier derrière des actions volontaires mais plutôt se soumettre à des réglementations strictes.
Respecter l’accord de Paris, c’est toujours possible
Une grande majorité d’entreprises mais aussi de régions et d’Etats se reconnaîtront dans ces lignes rouges allègrement piétinées. En France, Total est un exemple parfait de ce “greenwashing” où les investissements dans de nouveaux gisements pétroliers — en Afrique par exemple — sont “contrebalancés” par les projets en cours dans le solaire et l’éolien, poussés par la branche énergie renouvelable du pétrolier qui s’est rebaptisé “TotalEnergies” pour abriter sous une même ombrelle énergies sales et propres. Le climatologue Jean Jouzel est ainsi sorti très amer du débat organisé par l’Université d’été du Medef le 29 août 2023, où il a été confronté au président de TotalEnergies, Patrick Pouyanné. Celui-ci a expliqué benoîtement que le marché pétrolier est toujours là, que la demande augmente et que si Total ne répond pas à cette demande, un autre le fera de façon bien moins respectueuse de l’environnement. Le genre d’arguments que l’ONU ne veut plus entendre.
Dans ce contexte, ont été publiées les conclusions étonnantes d’une étude approfondie de 300 politiques publiques dans le monde par le consortium de “prévision de la transition climatique” Inevitable policy response ou IPR (derrière ce sigle figurent des ONG comme Carbon Tracker ou Planet tracker, mais aussi des groupes financiers comme BlackRock, BNP Paribas Asset management, ou encore l’agence de notation Fitch). Selon cet organisme, les initiatives prises et les objectifs adoptés vont permettre à l’humanité de respecter l’accord de Paris et donc de maintenir la hausse des températures mondiales en dessous de 2°C d’ici à la fin du siècle. “Ce que nous avons trouvé, c’est que les actions entreprises — si elles sont bien mises en œuvre — ne vont pas permettre dans un premier temps de respecter les 1,5°C qui seront bien franchis d’ici dix ans, mais vont bien infléchir la courbe des émissions, si bien que la hausse ne devrait pas excéder 1,8°C dans la seconde partie du siècle”, assène le principal auteur de l’étude, Jacob Thomä.
L’objectif de 2°C impose une accélération forte des politiques publiques
Comment l’IPR est-elle arrivée à un tel résultat alors que le bilan des contributions déterminées au niveau national (NDC) des 195 Etats opéré par l’ONU montre une augmentation de 2,8°C ? Selon l’IPR, cela dépend de ce que l’on regarde. “Avec les NDC, l’ONU enregistre un état des lieux à 2023 alors que ces politiques publiques sont évolutives, assure Jacob Thomä. Nous avons regardé les trajectoires qu’induisaient la mise en œuvre de ces politiques.” Selon l’organisme, 90% des politiques déployées au sein des 38 Etats membres de l’OCDE (soit 15 milliards de tonnes de CO2 émises sur les 35 au total) sont en ligne avec l’accord de Paris, mais 40% seulement pour les pays non membres, qui ont cependant un délai plus long pour atteindre le “zéro émission”, dont notamment la date de 2060 pour la Chine et l’Inde.
Parmi les enseignements majeurs de l’étude, figure ainsi le poids écrasant de la Chine et de l’Inde. La moitié du chemin à parcourir pour être en dessous des 2°C dépend de l’arrêt de la combustion de charbon dans ces deux pays, “ce qui va arriver à plus ou moins longue échéance”, assure Jacob Thomä. La prévision inclut les oppositions à l’agenda climatique resserré (comme celles de la Russie et de l’Arabie Saoudite) pour éviter d’être accusé d’avoir chaussé des lunettes roses. L’arrêt de la déforestation doit également être accéléré, ce qui n’est pas encore gagné, mais l’IPR voit des signes encourageants dans le retour au pouvoir du président Lula au Brésil, ou bien dans l’engagement de l’Indonésie à stopper la déforestation sur son territoire d’ici à 2030. “Une grande partie du succès de l’agenda climatique tient à la restauration de la nature, à la fin de la déforestation, à l’application à grande échelle des solutions basées sur la nature et à la transformation de l’agriculture”, poursuit Jacob Thomä. L’IPR a soumis ses conclusions à une centaine d’experts internationaux “et ceux-ci ont estimé que notre trajectoire était réaliste et pouvait être réalisée si les politiques décidées étaient mises réellement en œuvre“, conclut le chercheur.
L’appel à accélérer l’action du secrétaire général n’est donc pas une vaine exhortation. Les solutions techniques, les moyens financiers, l’appui de l’opinion publique mondiale existent, rappelle l’ONU. Reste à appuyer sur l’accélérateur. En France, c’est ce que vient de rappeler le gestionnaire du réseau électrique RTE dans sa perspective énergétique à 2035. Arriver à réduire de 40% les émissions nationales de gaz à effet de serre va exiger de multiplier par quatre la puissance installée des énergies renouvelables d’ici à 2035. Un effort violent et court nécessaire après des décennies d’accumulation de retards : exactement le diagnostic d’António Guterres à la tribune de l’ONU.