J’AI LU ÇA #67. Et si on imposait à l’Etat de chasser le moche pour le remplacer par de la beauté ? C’est le souhait de la philosophe Laurence Devillairs, qui imagine ce que pourrait être cette « République du beau ». Une bonne idée ?
Une expérience pour commencer. Essayez de visualiser mentalement les mots suivants : « préfecture », « gymnase », « commissariat », « hôpital ». Très probablement, ce qui vous traverse l’esprit s’apparente à de grands ensembles rectangulaires bétonnés, parcourus d’une multitude de vitres, d’enfilades de couloirs éclairés au néon et de murs décorés de motifs symétriques. Bref, il y a de grandes chances que ce soit moche. Les bâtiments administratifs le sont presque toujours – c’est une évidence à laquelle on ne prête même plus attention.
Mais Laurence Devillairs, elle, y prête attention. Dans son essai « la Splendeur du monde », la philosophe dit même souffrir de ce qu’elle nomme un « mal esthétique » qui, à ses yeux, « équivaut à un avilissement, une dépréciation de l’existence et des êtres ». Elle postule que la laideur institutionnelle, celle de tous ces lieux de l’espace public où l’Etat est représenté, a une raison politique : « Sans doute est-ce dû à un processus d’uniformisation : notre personne et sa singularité sont dans ces lieux neutralisées ; nous ne sommes plus que ‘‘le malade’’, ‘‘l’élève’’, ‘‘le riverain’’ ou ‘‘le touriste’. »
Or, c’est grave. Parce que ce moche « abîme la relation que l’on a à soi. Il nous prive de nous-même ». C’est vrai : comment peut-on sentir son savoir valorisé dans un collège qui ressemble à une grosse boîte grise et malpropre ? Peut-on se sentir respecté comme citoyen quand son HLM semble avoir été construit exprès pour stigmatiser notre pauvreté ? « La laideur, comme une injustice, blesse », écrit Laurence Devillairs. Qui appelle de ses vœux la création d’un « ministère de la Transition esthétique ».
Un « beau » sclérosé
Avec cette idée : le beau n’est pas simplement un existant à protéger, mais un processus actif à mettre en œuvre. Il s’agit bien de chasser volontairement le moche et le remplacer par du beau, comme on retire du marché les vieilles voitures à essence ou les logements passoires énergétiques.
« Je plaide pour une urgence esthétique, le beau étant encore souvent trop absent des projets européens et nationaux. Sauver la planète ne devrait plus être un sujet de discussion mais relever d’un plan d’action ; y intégrer la question de la beauté devrait également être une priorité. »
Plus loin, Laurence Devillairs forge même un néologisme, « esthécologie », pour affirmer l’indissociable lien entre écologie et beauté.
Soit. Mais cette requête appelle une question que, hélas, l’autrice n’a pas traitée : est-ce qu’un Etat, une administration, sont capables de déterminer ce qui est beau ? Peuvent-ils désigner comme « beau » autre chose qu’une réalité esthétique qui fait déjà consensus, donc déjà dépassée ? Le Salon, inventé au XVIIe siècle pour exposer les artistes « officiels » (membres de l’Académie royale, qui s’appellera Académie des Beaux-Arts après la Révolution), a produit une peinture naturellement académique.
Qu’on ne se méprenne pas : l’auteur de ces lignes raffole des peintres pompiers du Musée d’Orsay. Mais le fait est qu’ils ont figuré un « beau » figé, pour ne pas dire sclérosé, que les impressionnistes, le fauvisme, le cubisme, etc. ont fait voler en éclat après eux. Le fait est aussi que quand Emmanuel Macron se prononce sur la reconstruction de la flèche de Notre-Dame de Paris, il décrète : « Refaisons-la à l’identique », là où des artistes envisageraient mille possibilités ébouriffantes. Lesquelles feraient hurler les conservateurs, avant, probablement, d’être considérées comme magnifiques vingt, trente ou quarante ans plus tard.
Etonnant pourvoyeur de beauté
On objectera que, quand le président s’appelle François Mitterrand, cela peut donner un « beau » étatique plein d’audace, comme le fut la pyramide du Louvre de Ieoh Ming Pei. Que Napoléon III a bien fait édifier le Pavillon Baltard, considéré comme magnifique et hardi à son époque. Mais ce sont deux gouttes d’eau dans un océan de sous-préfectures jugées hideuses.
Surtout, Laurence Devillairs ne s’arrête pas sur une observation : ce qui incarne le fonctionnel affreux à une époque peut devenir, le temps passant, un étonnant pourvoyeur de beauté. Voir les écoles communales construites à la va-vite à l’époque de Ferry, qui dégagent aujourd’hui une poésie poignante. Voir certaines usines de relevage des eaux, comme le Pavillon de l’Eau à Paris, nimbées d’une grâce qui aurait échappé à un passant du XIXe siècle.
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Et il y a fort à parier que les nez des TGV seront sans doute l’objet d’un culte esthétique particulier, comme peut-être le nouveau CHU de Guadeloupe, la centrale nucléaire de Flamanville, le commissariat de la Rive gauche à Toulouse… Une « République du beau », que la philosophe imagine, pourrait sans doute mesurer ce qui est considéré comme beau à un instant T. Mais vingt ans, cinquante ans, un siècle plus tard ?