Dans les Alpes, les adeptes de randonnées ne sont pas les seuls à gravir les sommets. Face au changement climatique, plusieurs espèces végétales sont contraintes, elles aussi, de migrer vers les hauteurs pour survivre. Anticiper leur déplacement, comprendre leurs stratégies et organiser leur préservation sont autant de défis confiés aujourd’hui aux scientifiques et aux organismes chargés de conserver la biodiversité en Suisse.
Une équipe de recherche incluant l’EPFL se penche sur le sujet depuis 2013 en réunissant les domaines des Systèmes d’Information Géographique (SIG) et de l’écologie moléculaire (génomique environnementale). Leurs conclusions viennent de paraître dans la revue Evolutionary Applications. Elles permettent de répondre à une question restée insoluble jusqu’ici: à quelle échelle la sélection naturelle agit-elle? Pour les autrices et auteurs de l’étude, il est clair désormais que, pour un même organisme, cette sélection agit de manière très différenciée et très localisée. Pour mieux la comprendre, il est donc essentiel de varier les échelles d’observation.
Cartographie et génome
Concrètement, à l’aide de drones et d’un télémètre LIDAR (laser) embarqué sur hélicoptère, les scientifiques ont établi les modèles topographiques de quatre vallées alpines vaudoises à une résolution spatiale inédite, allant de 6 centimètres à 32 mètres. En parallèle, l’équipe a organisé sur les quatre sites l’échantillonnage d’une espèce alpine représentative de l’écosystème local, l’arabette des Alpes (Arabis alpina). Cette fleur aux pétales blancs prolifère sur les sols sablonneux et rugueux des montagnes. On la trouve aussi nichée entre les failles des roches. Une extraction de son génome complet a permis d’observer ses variations génotypiques. Combinées aux données géographiques, ces variations montrent comment son génome diffère d’une vallée à une autre en fonction du contexte environnemental (ensoleillement, humidité, pente, température, orientation, etc.). En d’autres termes: comment la plante lutte pour sa survie en fonction des conditions locales.
Pour la première fois, nous pouvons détecter des signatures de sélection naturelle à la bonne échelle
Approche multi-échelles
«Pendant longtemps, de telles études se basaient sur des modèles topographiques dont la résolution spatiale allait de 25 à 50 mètres, essentiellement fournis par swisstopo», explique Stéphane Joost, auteur correspondant et maître d’enseignement et de recherche au Groupe d’épidémiologie moléculaire géospatiale (GEOME), inscrit au Laboratoire de géochimie biologique (LGB) de l’EPFL. «Pour la première fois, nous pouvons détecter des signatures de sélection naturelle à la bonne échelle».
Mais que voit-on de nouveau? Le chercheur donne comme exemple un mécanisme de défense observé chez l’arabette des Alpes face aux insectes. Ceux-ci logent souvent sous de gros blocs de roches, un habitat qu’ils partagent avec la plante. Pour éviter qu’ils ne dévorent toutes ses feuilles, l’arabette produit un sucre qui les repousse. «Nous avons pu détecter une association significative entre un gène impliqué dans la réponse d’Arabis alpina aux insectes herbivores et une variable de rugosité du terrain calculée pour une résolution de 2 mètres uniquement. A toutes les autres résolutions spatiales, cette association n’existe pas ou n’est pas détectable», précise le géographe. Pour lui, cette recherche démontre l’importance de mettre en œuvre un dispositif d’analyse multi-échelles, afin de ne pas passer à côté de mécanismes d’adaptation locale qui sont cruciaux pour la survie de ces écosystèmes.
L’étude a permis de mettre en évidence un autre point important: malgré un patrimoine génétique partagé en raison d’une histoire évolutive récente commune, chaque population de plante adopte des stratégies de survie spécifiques. Celles-ci peuvent varier sur une courte distance en fonction de facteurs qui façonnent le paysage.
Prédire et conserver
Dans le contexte du réchauffement global, les modèles numériques produits dans le cadre de cette recherche permettront par exemple de générer des cartes prédictives. Celles-ci situeront les zones les plus favorables à l’arabette des Alpes d’ici 50 ans et de comprendre le décalage génétique, autrement dit, son degré de maladaptation, si elle ne migre pas naturellement ou artificiellement.
Cette publication est l’aboutissement d’une recherche au long cours financée par le Fonds National Suisse (FNS) et menée à l’EPFL en partenariat avec l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL), les Universités de Neuchâtel, Fribourg, et la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud (HEIG-VD). L’article paru en juillet dans Evolutionary Applications est le fruit du travail de thèse d’Annie Guillaume (voir ci-dessous), première autrice et ancienne doctorante au GEOME (actuellement en Australie, ndlr).