L’air de l’Arctique dévoile peu à peu ses secrets
Dans l’Arctique, les températures augmentent trois à quatre fois plus vite que partout ailleurs sur Terre. Dans ce contexte, la «vie» dans l’océan Arctique prolifère et modifie la production d’aérosols biologiques qui s’élèvent dans l’air. Ceux-ci ont à leur tour un impact sur la formation des nuages, un processus essentiel que l’équipe de Julia Schmale, directrice du Laboratoire de recherches en environnements extrêmes (EERL) à l’EPFL, s’efforce de quantifier. Car une augmentation des nuages pourrait réchauffer ou refroidir l’Arctique, en fonction de l’étendue de la glace formée sur la mer.
«Nous savons que les nuages de la région arctique sont composés globalement de gouttelettes d’eau et de cristaux de glace, mais nous ignorons encore leur composition exacte et la manière dont ils se forment», explique Julia Schmale. Et d’énoncer les questions en suspens: «Par exemple, que contiennent les graines de ces gouttelettes et de ces cristaux de glace? Du sel de mer? Des particules organiques ou inorganiques? De la poussière minérale? Et surtout, ces graines proviennent-elles de sources naturelles ou d’activités humaines?»
Début de réponse
Deux publications scientifiques co-signées par son laboratoire et publiées récemment apportent un début de réponse dans ce domaine aussi pointu que stratégique. Ces études se focalisent spécifiquement sur les particules d’aérosols d’origine naturelle qui permettent potentiellement aux nuages de se former. La première, publiée dans la revue Elementa, quantifie de façon inédite les aérosols biologiques contenus dans l’air arctique. Ces aérosols sont principalement des bactéries et des particules contenant des acides aminés en provenance de l’océan ou de la terre. Ces particules sont très efficaces pour former des cristaux de glace dans les nuages, car ceux-ci apparaissent dès -9°C, alors que la poussière minérale, par exemple, ne forme de la glace qu’à partir -20°C.
L’étude se base sur une récolte de données effectuée sur une année complète (entre 2019 et 2020) à bord d’un brise-glace, dans le cadre de l’expédition MOSAIC. «Nous avons utilisé un instrument laser pour mesurer, seconde par seconde, la fluorescence des particules d’air. Ces particules fluorescentes sont généralement d’origine biologique», explique Julia Schmale. Ces données ont permis d’estimer la concentration d’aérosols biologiques naturels dans l’air et de formuler des hypothèses sur leur origine.
Ces particules sont susceptibles de changer radicalement au cours des prochaines décennies. Il est donc urgent de poursuivre les recherches pour comprendre à quoi ressemblera l’Arctique à l’avenir.
En hiver, par exemple, les scientifiques ont observé des «explosions» de ces aérosols, fait surprenant, car l’océan est gelé pendant cette période et l’activité biologique est quasiment réduite à zéro. Selon eux, ces aérosols pourraient avoir été transportés depuis des zones éloignées. A partir du mois de juin, la concentration d’aérosols biologiques commence à augmenter de façon spectaculaire, coïncidant avec les niveaux élevés de chlorophylle dans l’eau. En parallèle, les scientifiques remarquent que les particules de glace qui gèlent à -9°C augmentent elles aussi fortement dès cette période. Même si aucun lien de causalité direct n’a pu être établi, cela indique clairement que les particules biologiques d’origine locale contribuent à la formation de nuages à noyau de glace dans le centre de l’Arctique. Des processus identiques ont été observés tout au long de l’année: «Il est intéressant de noter qu’alors que la production de chlorophylle diminue en automne et que les microbes les plus gros sont remplacés par de plus petits dans l’eau de mer, la taille des aérosols fluorescents diminue également. Ceci montre une transition microbienne saisonnière dans l’atmosphère», explique la chercheuse.
Prédire l’avenir
Le second article, publié dans Climate and Atmospheric Science, est une analyse par apprentissage automatique du passé. Plus précisément, d’observations d’aérosols et des données météorologiques des dix dernières années. C’est la première étude à montrer quels facteurs météorologiques sont responsables en Arctique de la production d’un aérosol marin important, appelé acide méthane sulfonique, qui provient de la prolifération du phytoplancton de l’océan. C’est aussi la première étude à montrer comment cet acide évoluera au cours des 50 prochaines années. L’acide méthane sulfonique est un ingrédient clé pour la formation des graines des gouttelettes dans les nuages. Prédire sa quantité est donc essentiel pour prédire l’avenir du climat arctique.
Les scientifiques du laboratoire EERL ont travaillé avec le Swiss Data Science Center pour combiner les observations sur le terrain avec les données des trajectoires des masses d’air et des conditions météorologiques passées. Le nouveau modèle basé sur ces données a ensuite été utilisé pour comprendre les facteurs actuellement responsables de la production d’aérosols de méthane sulfonique. Le rayonnement solaire, la couverture nuageuse et la teneur en eau des nuages se sont notamment révélés essentiels, ce qui indique la présence de processus chimiques atmosphériques spécifiques.
Les scientifiques ont ensuite calculé les tendances de ces facteurs au cours de la dernière décennie et les ont extrapolées pour l’avenir, afin de quantifier la présence d’acide méthane sulfonique au fil des saisons dans l’Arctique. «Le principal résultat est qu’il y aura relativement moins d’acide sulfonique de méthane au printemps et beaucoup plus en automne. Ce phénomène est lié aux changements saisonniers des précipitations au printemps et au recul brutal de la glace de mer en automne», explique Julia Schmale. Ce résultat signifie que le changement climatique affecte les aérosols qui ont un impact sur la formation des nuages. Ces derniers influencent à leur tour le changement climatique…
Des collectes toute l’année
«Les avancées réalisées par ces deux études sont fascinantes, car elles montrent l’importance des particules d’aérosols d’origine naturelle dans le système climatique arctique», conclut Julia Schmale. «Or on voit que ces particules sont susceptibles de changer radicalement au cours des prochaines décennies. Il est donc urgent de poursuivre les recherches pour comprendre à quoi ressemblera l’Arctique à l’avenir. Enfin, ces résultats nous aideront à poser les bonnes questions pour orienter les futures expéditions sur le terrain.» Afin de poursuivre leurs recherches, les expertes et experts des milieux extrêmes planifient une nouvelle expédition internationale dans l’Arctique en 2026. Dans le port de Cherbourg se construit la “Tara Polar Station”, un navire-laboratoire conçu pour collecter toute l’année des données atmosphériques, et ce, ces vingt prochaines années.
Déterminer le rôle des fjords du Groenland dans le réchauffement global
En juin 2024, une autre équipe de scientifiques a parcouru deux fjords complètement sauvages au Groenland. Leur but était de mesurer la quantité de gaz à effet de serre au fond de ces bras de mer, qui sont alimentés par des glaciers centenaires. Ils cherchent notamment à déterminer si ces gaz pourraient amplifier le réchauffement planétaire via un mécanisme de rétroaction naturel encore inconnu. Ce projet s’inscrit dans l’expédition internationale «GreenFjord», prévue de 2022 à 2026, financée par le Swiss Polar Institute et dirigée scientifiquement par Julia Schmale.
«Nous apportons notre expertise technique au Groenland, concevons les instruments ad hoc pour analyser les gaz à effet de serre dissouts dans les environnements aquatiques et documentons leur variabilité spatiale. Notre objectif est de répondre à des questions fondamentales sur le rôle du Groenland dans le futur du changement climatique global», explique Jérôme Chappellaz, directeur du Laboratoire de capteurs intelligents pour les environnements extrêmes (SENSE).
Durant les périodes interglaciaires antérieures, quand le Groenland était partiellement libre de glaces, la région ainsi découverte a pu hébergerdes forêts boréales et des toundras, connues pour générer des sols riches en matière organique. Quand ces sols organiquement riches se décomposent, ils émettent du dioxyde de carbone et du méthane. C’est l’une des raisons pour lesquelles les scientifiques sont si intéressés par la contribution du Groenland aux émissions globales. Ce qui n’est pas le cas des glaciers alpins. «Il est très improbable que nous fassions face au même phénomène avec les glaciers suisses, puisqu’ils se sont formés à de très hautes altitudes, où la végétation est pratiquement inexistante», explique Jérôme Chappellaz.
Répercussions sur la microbiologie
Les fjords sont d’étroits et profonds bras de mer enserrés par de hautes falaises, typiquement formés par la submersion d’une vallée glaciaire. Jérôme Chappellaz et son équipe ont conçu des instruments de pointe spécifiquement dédiés à la mesure du méthane dissous (CH4) et du protoxyde d’azote (N2O) à des profondeurs différentes, dans deux fjords du sud-ouest du Groenland, jusqu’à 700 mètres de fond.
Alimenté par un glacier qui se termine dans la mer, le premier fjord consiste en un continuum des fjords Ikersuaq, Brederfjord and Sermilik. Les eaux glaciaires lui parviennent d’au-dessous le glacier, qui flotte sur le fjord et qui ensuite, s’écoulent dans la mer du Labrador, où elles forment progressivement une couche à la surface de l’eau de mer. Au contraire, le fjord Tunulliarfik, habité par la colonie Igaliku fondée en 1783, est alimenté par un glacier qui prend fin sur la terre ferme ; les eaux glaciaires fondues pénètrent la surface des eaux du fjord à son extrémité.
«Les caractéristiques distinctes de ces deux configurations entraînent des différences importantes dans la structure physique de la colonne d’eau, ainsi que pour l’apport en nutriments. Ces deux paramètres ont des répercussions sur la microbiologie de ces deux fjords et, en fin de compte, sur le devenir des deux gaz à effet de serre. C’est ce que nous voulons comparer et quantifier», explique Jérôme Chappellaz.
Dans une situation de désintégration de la calotte glaciaire groenlandaise, la question reste ouverte: de tels mécanismes peuvent-ils ajouter une autre source d’émissions de gaz à effet de serre, inattendue, en plus de celles d’origine humaine?
Une source inattendue de gaz à effet de serre?
Le chercheur et son équipe ont visité les deux fjords — celui dont le glacier aboutit dans la mer et celui qui prend fin sur la terre ferme — à bord du navire océanographique Sanna. À bord du voilier suisse Le Forel, ils se sont penchés sur le premier. Les scientifiques ont pu approcher suffisamment le front du glacier reposant sur la mer pour mesurer et, espèrent-ils, caractériser la quantité de méthane transmise au fjord par le système hydrique sous-glaciaire.
Dansun article de 1995, Jérôme Chappellaz a montré que les sols du Groenland produisent une importante quantité de gaz à effet de serre, mais aussi que des concentrations conséquentes de dioxyde de carbone (CO2) et de méthane sont séquestrées dans la glace basale, au cœur de la calotte glaciaire de l’île. «Quelle quantité de ces gaz à effet de serre est libérée quand l’eau des glaciers fond? C’est la question qui vient naturellement à l’esprit. Quelle quantité parvient jusqu’à la côte et contribue potentiellement à des flux importants relâchés dans l’atmosphère? Dans une situation de désintégration de la calotte glaciaire groenlandaise, la question reste ouverte: de tels mécanismes peuvent-ils ajouter une autre source d’émissions de gaz à effet de serre, inattendue, en plus de celles d’origine humaine?», explique le chercheur.
Le devenir du changement climatique repose sur deux contributions majeures: d’une part, les émissions dues aux activités humaines, et d’autre part, les phénomènes d’amplification, issus de sources naturelles dans un monde où les températures sont plus élevées. En d’autres termes, ce que vont ajouter les sociétés humaines en termes d’émissions de gaz à effet de serre, et à quel rythme ; et le point auquel l’amplification, sur une planète plus chaude, prendra place à partir d’un feedback naturel. «Notre travail au Groenland explore de possibles mécanismes de feedback naturels. Il offre un aperçu des questions urgentes de science fondamentale à propos de l’avenir de notre climat, dans un contexte où les incertitudes et les processus méconnus sont encore nombreux», explique Jérôme Chappellaz.
«GreenFjord» et le changement climatique
Greenford est un programme de recherche de quatre ans, qui a débuté en mars 2022. Il a pour but d’étudier comment le changement climatique affecte les écosystèmes du sud du Groenland, et quelles en sont les répercussions sur la biodiversité et les moyens de subsistance des populations.
Expédition commune
En juin dernier, le voilier suisse le Forel embarquait les scientifiques de l’EPFL Julia Schmale, coordinatrice de Greenfjord, Minhea Surdu de l’EERL, qui étudie les aérosols atmosphériques, ainsi que Jérôme Chappellaz, Sébastien Lavanchy et Christel Hassler du laboratoire SENSE, qui ont travaillé sur les gaz à effets de serre dans les deux fjords, ainsi que sur les structures physiques et chimiques de leurs eaux. A bord du navire de l’EPFL Sana, ont également embarqué Minhea Surdu de l’EERL, qui a poursuivi son travail sur les aérosols atmosphériques, ainsi que Christel Hassler et Sébastien Lavanchy du SENSE. L’EERL et le SENSE font partie du centre de recherche ALPOLE de l’EPFL.