Depuis plusieurs mois, notre planète est confrontée à une intense activité éruptive en provenance du Soleil. Ce phénomène, à l’origine des aurores polaires qui ont récemment illuminé le ciel européen, peut aussi perturber certains secteurs industriels. Pour mieux anticiper ces tempêtes solaires, les scientifiques tentent de développer une véritable météorologie de l’espace.
Dans la nuit du 10 au 11 mai 2024, en plein week-end de l’Ascension, le ciel de France se drapait d’un voile rougeoyant accompagné, par endroits, d’un liseré vert près de la ligne d’horizon. Visibles jusque dans le sud du pays, ces spectaculaires compositions chromatiques ont donné lieu à d’innombrables clichés diffusés sur les réseaux sociaux par des spectateurs émerveillés. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il s’agissait d’aurores boréales survenues à des latitudes anormalement basses. La raison de cet événement exceptionnel, habituellement réservé aux régions proches des pôles ? Le Soleil connaît depuis plusieurs mois une forte période d’activité, qui se manifeste par la multiplication des éruptions solaires à sa surface, avec une conséquence directe sur notre planète : des orages magnétiques particulièrement intenses, dont les aurores boréales sont le symptôme le plus visible et le plus merveilleux.
Un cycle débuté en 2019
Notre étoile alterne constamment entre des phases de relative accalmie et des périodes d’activité plus marquées. Ces variations suivent elles-mêmes un cycle dont la durée varie de 10 à 13 ans. La mise en évidence de cette périodicité repose entre autres sur un suivi des taches solaires entamé au milieu du XVIIIe siècle. À l’appui de ces observations rigoureuses, nous savons que notre étoile a déjà connu 24 cycles solaires depuis 1755 et qu’un 25e cycle, débuté en 2019, serait sur le point d’atteindre son pic d’activité. Une situation corroborée par la présence de plus d’une centaine de taches solaires à sa surface, alors qu’une poignée seulement sont visibles en période de faible activité.
Notre étoile a déjà connu 24 cycles solaires depuis 1755 et un 25e cycle, débuté en 2019, est sur le point d’atteindre son pic d’activité. Une situation corroborée par la présence de plus d’une centaine de taches solaires à sa surface.
« Ces zones qui apparaissent plus sombres, car plus froides de plusieurs milliers de degrés Celsius que la surface environnante, sont associées à de soudaines remontées du champ magnétique circulant à l’intérieur du Soleil et qui vient en quelque sorte perforer sa surface, explique Alexis Rouillard, chercheur CNRS à l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie de Toulouse. La complexification et l’intensification du champ magnétique à l’aplomb des regroupements de taches solaires sont à l’origine des tempêtes solaires : l’éjection, à des vitesses pouvant aller de plusieurs centaines à plusieurs milliers de kilomètres par seconde, de panaches de particules chargées, à savoir des électrons et des protons. » Des tempêtes qui peuvent mettre de un à quatre jours pour parcourir les quelque 150 millions de kilomètres qui séparent la surface du Soleil de la frontière extérieure du champ magnétique terrestre.
Au bout de leur course, les particules ionisées éjectées par le Soleil viennent « buter » contre la magnétosphère de notre planète, provoquant sa reconfiguration. En cheminant le long de ce champ magnétique réagencé, une partie des particules solaires sont ramenées vers l’ionosphère, la couche supérieure de l’atmosphère, où elles entrent en contact avec les molécules d’oxygène et d’azote. En interagissant avec le champ magnétique terrestre, la tempête solaire se mue alors en tempête géomagnétique.
Tempêtes géomagnétiques et risques sur les infrastructures
Les aurores polaires sont en quelque sorte le fruit de cette rencontre, comme le détaille Alexis Rouillard : « En percutant les molécules, atomes et ions du gaz atmosphérique à grande vitesse, les électrons charriés par la tempête géomagnétique les placent dans un état d’excitation transitoire. Afin de revenir à leur niveau d’énergie initial, les éléments excités libèrent de la lumière dont la couleur dépend à la fois de leur nature et de la composition de la haute atmosphère. » Au-dessus de 200 km d’altitude, le rouge résulte ainsi de l’excitation de l’oxygène, majoritairement présent au sommet de l’atmosphère. Entre 100 et 200 km, cette même espèce chimique produit des teintes bleues et vertes. En dessous de 100 km, le mauve est enfin associé à l’interaction des électrons avec les molécules d’azote qui se concentrent dans la partie inférieure de l’atmosphère.
Mais le spectacle offert par ces aurores boréales masque une réalité plus préoccupante. Dans nos sociétés où la technologie occupe une place de plus en plus importante, les tempêtes solaires peuvent en effet fortement perturber les activités humaines. La société Space X l’a appris à ses dépens : en février 2022, elle a perdu quarante satellites de télécommunication Starlink pendant la phase de mise en orbite. Si l’entreprise n’a pas précisé les raisons de cet échec, l’implication d’une tempête géomagnétique est très probable, les particules accélérées déposant une fraction de leur énergie dans la partie supérieure de l’atmosphère, provoquant une hausse de température et une expansion de celle-ci.
« Faute d’avoir anticipé l’arrivée de cette tempête, la vitesse octroyée aux satellites pour leur permettre d’atteindre leur orbite définitive s’est révélée insuffisante pour pouvoir traverser cette région de l’atmosphère devenue plus dense, provoquant leur chute prématurée vers la Terre », confirme Jean Lilensten, directeur de recherche CNRS et astronome à l’Institut de planétologie et d’astrophysique de Grenoble. D’aucuns estiment que cette dilatation de l’atmosphère pourrait même dévier de leur trajectoire certains débris spatiaux gravitant autour de notre planète. Alors que leur nombre, qui atteint déjà 34 000 pour les seuls fragments de plus de 10 cm, ne cesse d’augmenter, le risque que l’un de ces objets évoluant à plus de 28 000 km/h entre en collision avec un satellite est amené à s’amplifier en cas d’éruption solaire.
Au Québec, en mars 1989, six millions de personnes ont été plongées dans l’obscurité pendant près de dix heures suite à un orage magnétique.
L’orage magnétique a également pour effet de modifier la répartition des électrons dans l’atmosphère, perturbant la propagation des ondes diffusées par les satellites dédiés au positionnement par GPS de nos véhicules. C’est la mésaventure qu’ont vécue des centaines d’exploitations agricoles du Midwest (États-Unis) durant la tempête solaire survenue en mai 2024 : le système de navigation GPS qui permet aux tracteurs d’optimiser la répartition des semis sur ces immenses parcelles agricoles est soudainement devenu inopérant sous l’effet des interférences électromagnétiques.
Certains secteurs industriels stratégiques peuvent aussi être perturbés par des courants géomagnétiques induits découlant de l’orage magnétique – des courants électriques qui se forment à la surface de la Terre à la suite de changements rapides du champ magnétique. Cela va des pipelines destinés à l’acheminement d’hydrocarbures aux câbles de télécommunication sous-marins, en passant par les forages pétroliers ou les systèmes de production et de transport d’électricité : au Québec, en mars 1989, six millions de personnes ont ainsi été plongées dans l’obscurité pendant près de dix heures suite à une défaillance massive du réseau électrique de la province canadienne.
Un épisode majeur tous les 150 ans
Mais la tempête solaire la plus puissante jamais observée et documentée à ce jour reste celle de l’été 1859, aussi appelée « événement de Carrington ». Cet épisode d’une intensité trois fois supérieure à celui du printemps dernier avait fortement perturbé les communications par télégraphe, allant jusqu’à provoquer la combustion de certains appareils. « Dans un rapport publié en 2013, des chercheurs américains ont estimé entre 600 et 2 600 milliards de dollars les dégâts qu’une éruption solaire de cette envergure provoquerait si elle se produisait dans notre monde technologique actuel », rapporte Jean Lilensten.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, les scientifiques restent incapables de prédire avec précision la survenue des pics d’activité de notre étoile.
Sachant qu’une tempête solaire de cette puissance se produit en moyenne tous les 150 ans, l’imminence d’un phénomène de cette ampleur ne peut être totalement écartée – sans que l’on sache dire quand il se produira. Car, aussi étonnant que cela puisse paraître, les scientifiques restent incapables de prédire avec précision la survenue des pics d’activité de notre étoile.
« Pour l’heure, nous ne sommes ni en mesure de prévoir avec certitude si une zone active à la surface du soleil générera une tempête magnétique, ni avec quelle intensité cet événement hypothétique se produira », avoue Alexis Rouillard. Sachant que l’éruption solaire qui provoqua la tempête magnétique de 1859 mit seulement 17 heures pour atteindre la Terre – contre deux jours pour celle du 10 mai 2024 –, parvenir à prévoir un tel épisode éruptif laisserait tout juste le temps de protéger nos infrastructures les plus sensibles, en les mettant hors tension.
Un pic d’activité début 2025
Quant au cycle dans lequel nous nous trouvons, il devrait atteindre son maximum début 2025… ou un peu plus tôt, personne ne peut le dire à ce stade. Une seule certitude : les tempêtes solaires vont devenir plus puissantes dans les mois qui viennent. « À mesure que nous allons nous rapprocher de l’apogée du cycle, la formation de nouveaux amas de taches solaires va se produire de plus en plus près de l’équateur du Soleil, prévient Jean Lilensten. Cette concentration de taches dans la région équatoriale s’accompagnant d’une accumulation d’énergie, les éruptions susceptibles de s’y produire ont plus de chances d’avoir un impact sur notre planète. »
Pour suivre au plus près l’activité du Soleil, la communauté scientifique a développé depuis une vingtaine d’années un réseau d’observatoires aussi bien terrestres que spatiaux, parmi lesquels le satellite américain Solar Dynamics Observatory (SDO). Doté de capteurs à très haute résolution, cet appareil situé en orbite géosynchrone, à 36 000 km de la Terre, surveille en continu l’évolution de la surface magnétisée et de la couronne solaire très dynamique située à plus haute altitude.
Des moyens d’observation renforcés
Mais cela ne suffit pas : mieux prévoir les tempêtes solaires, et donc mieux anticiper les risques qu’elles font peser sur nos activités, demande de décupler les capacités de surveillance de notre étoile. Dans cette perspective, des spécialistes de l’Organisation française de recherche applicative en météorologie de l’espace (Oframe) envisagent de renforcer le réseau de sondes et de capteurs mesurant depuis la Terre ou son proche environnement spatial les champs électromagnétiques et les particules. Le déploiement de microsatellites dédiés à la surveillance de la haute atmosphère et de la magnétosphère pourrait venir compléter ce dispositif d’investigation. « Il s’agit de transposer à l’environnement Terre-Soleil les méthodes de modélisation de la météorologie terrestre reposant avant tout sur la multiplicité des points de mesure », explique Alexis Rouillard, qui co-dirige l’Oframe. Des modèles numériques permettant de simuler la propagation des vents et des orages solaires se dirigeant vers la Terre afin de prévoir les tempêtes géomagnétiques sont également en cours de développement dans le cadre du programme Solar terrestrial observations and modeling Service (Storms).
À l’horizon 2031, l’Agence spatiale européenne (ESA) envisage pour sa part de placer un observatoire de la météorologie spatiale au point Lagrange n° 5, un point d’observation situé à l’écart de l’axe Soleil-Terre. Alors qu’un télescope placé en orbite autour de la Terre, comme c’est le cas pour le satellite américain SDO, n’autorise qu’une vue « frontale » des tempêtes solaires, l’installation d’un instrument à ce point d’observation stratégique donnerait une vision déportée de la tempête solaire. Avantage : depuis cette position inédite, le futur satellite de l’ESA, baptisé Vigil, sera en mesure de repérer le moindre soubresaut éruptif de notre étoile et de suivre la propagation des tempêtes solaires en direction de la Terre jusqu’au moment de leur impact avec notre champ magnétique.
Vers une météo de l’espace
Une véritable météo de l’espace est ainsi en train de voir le jour, à destination de la communauté scientifique mais aussi des entreprises, très demandeuses. Bien que ce type de prévisions n’offre pas encore la possibilité d’anticiper le déclenchement d’une tempête solaire, elles permettent déjà d’estimer avec précision, une fois la tempête déclenchée, à quel moment les effets d’un tel phénomène seront ressentis sur la Terre.
D’autres initiatives visent à diffuser largement les connaissances en matière de météo de l’espace. C’est la mission que s’est fixée le Centre opérationnel de météorologie de l’espace des Alpes (Comea) lancé en novembre 2023. Le Comea ambitionne de produire à brève échéance des prévisions météo de l’espace à destination du grand public. « À travers des bulletins diffusés chaque semaine à la télévision, à la radio ou dans la presse écrite, notre initiative entend faire connaître cette discipline balbutiante qu’est la météorologie de l’espace tout en démocratisant les travaux scientifiques dédiés à la surveillance du Soleil », souligne Olivier Katz, coprésident de l’association AurorAlpes et prévisionniste au Comea. ♦