Villes, paysages, monuments, et même personnages : les aquarelles de Jean-Claude Golvin, architecte et archéologue, invitent à une immersion dans le quotidien de l’Antiquité grecque, romaine ou égyptienne.
L’exercice de reconstruction en image des sites archéologiques auquel se livre Jean-Claude Golvin s’apparente à un numéro d’équilibriste : engagé dans une démarche scientifique, il n’a pourtant pas l’ambition de livrer un tableau totalement exact de ce que fut tel paysage ou telle ville antique. « Je travaille bien sûr en lien étroit avec les archéologues, mais mon rôle est aussi de les bousculer en les amenant à se poser des questions qu’ils ne se sont jamais posées, en les incitant à imaginer ce qui, il y a plusieurs siècles, ou même plusieurs milliers d’années, aurait pu être ». Autant de conditionnels et de jeux avec l’incertitude propres à déstabiliser le raisonnement cartésien de nombre de chercheurs ; et qui ont pu valoir l’accusation d’esbroufe à Jean-Claude Golvin, dont le trait si minutieux reflète pourtant un esprit d’une rigueur sans faille.
Cela fait près de 40 ans que cet architecte-urbaniste et archéologue dévoile au grand public, par ses dessins et ses aquarelles, des sites dont il ne reste le plus souvent que quelques pierres énigmatiques et sans saveurs pour les néophytes, même les plus curieux de civilisations anciennes. Spécialiste des amphithéâtres romains, auxquels il a consacré une thèse de doctorat en 1985, Jean-Claude Golvin a d’abord « reconstruit » sur le papier un nombre impressionnant de villes de l’époque romaine : Fréjus, Arles, Lutèce, Rome, Syracuse, etc…
Portrait de Nîmes à l’époque romaine
Un de ses plus importants travaux collaboratifs a été engagé en 2010 avec les équipes de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) et le service de valorisation du patrimoine de la Ville de Nîmes, pour dresser le portrait de Nemausus (Nîmes), vers la fin du Ier siècle de notre ère.
Quand Marc Célié et Richard Pellé, archéologues à l’Inrap, exhibent le plan à partir duquel ils ont commencé à travailler, on reste d’abord incrédule. « Les vestiges identifiés et fouillés représentent à peine 10 % de la surface de la ville, explique Marc Célié. Rien à voir avec les vestiges d’une ville comme Pompéi qui présente un état de conservation exceptionnel. À Nîmes, les traces de la ville antique ont toutes été recouvertes par les constructions actuelles. » Pourtant, une vingtaine de planches permettent aujourd’hui de contempler la ville, son plan général et son insertion dans le paysage, mais aussi de voir dans leurs moindres détails ses enceintes, ses monuments, ses rues, et même ses maisons !
Comment Jean-Claude Golvin en est-il arrivé à ce niveau de précision ? Outre ses échanges avec les archéologues, l’artiste s’appuie toujours sur de nombreuses archives : gravures, images, médailles, récits de voyageurs, flacons de verre gravés, tapisseries, etc. Sachant que toute source est fragile et sujette à caution : « Par exemple, sur les images antiques, le nombre d’éléments figurés est généralement nettement inférieur à ceux qui se trouvaient sur le monument original, et les couleurs ne sont pas restituées, commente Jean-Claude Golvin. Ou alors un élément est délibérément agrandi pour souligner son importance par rapport au tout. »
Si les sources d’erreurs sont multiples, la restitution n’est jamais une invention. C’est une proposition issue d’un raisonnement logique, fondée sur différents indices et arguments.
Les êtres vivants, notamment les humains, sont aussi figurés à une échelle toujours plus grande que l’architecture environnante. « Les images peuvent représenter parfois l’intérieur et l’extérieur de l’édifice, au prix d’une distorsion de l’espace et du non-respect des lois de la perspective, poursuit-il. Mais si les sources d’erreurs sont multiples, la restitution n’est jamais une invention. C’est une proposition issue d’un raisonnement logique, fondée sur différents indices et complétée à partir d’arguments qui s’enchaînent. »
Marc Célié raconte comment l’architecte, grâce à sa solide connaissance du monde romain, oblige les chercheurs à réfléchir différemment, à se projeter dans un autre espace : « Au fur à mesure, nous avons pu, pour Nîmes, prolonger des amorces de rues et les faire se rejoindre, placer tel monument en raison de la topographie à tel endroit plutôt qu’à tel autre, imaginer une place, un angle droit, trouver les croisements et réfléchir au fonctionnement d’ensemble du réseau : en proposant une fonction à chaque secteur de la ville, ici les quartiers artisanaux, là les entrepôts… et finalement “boucher” tous les trous de cette trame urbaine. »
Une reconstruction toujours risquée
Pour reconstruire les cités englouties par l’histoire, un arsenal de crayons, de l’encre, des calques, du papier… et un sèche-cheveux pour sécher les aquarelles lui suffisent. Jean-Claude Golvin commence par dessiner le quadrillage de référence en perspective, puis chaque carré est rempli, le dessin se faisant généralement en partant du premier plan pour reculer jusqu’à l’horizon. « En prenant des risques bien sûr, et en sachant que nous présentons au final une image en partie théorique », souligne-t-il.
Peut-on s’accommoder d’un résultat que l’on sait inexact, perfectible, et qui peut être contredit ? « Neuf fois sur dix, quand une personne visite un site archéologique, elle ne comprend pas les vestiges qu’elle a sous les yeux, explique Marc Célié. Même les plans que nous traçons après avoir fouillé sont généralement abscons pour le grand public ! À condition d’être honnêtes avec un dessin qui représente l’état de nos connaissances à un instant T mais dont on sait qu’il sera amené à être modifié, ce travail rend nos recherches accessibles. »
C’est ainsi que dix ans après la première représentation de Nîmes à l’époque romaine, certains motifs vont déjà devoir être modifiés. « Nous avions fait figurer des couvertures de tuiles sur les tours des remparts, mais en fouillant une des tours nous n’avons trouvé aucun débris de tuiles, alors qu’ils étaient en grand nombre dans les vestiges des maisons, explique Marc Célié. Ces débris n’ont pas pu s’envoler… donc il n’y avait pas de toits sur les tours, et nous avons revu nos hypothèses. Mais c’est ainsi que la science avance ! ».
Intéressant pour le public, ce travail de restitution l’est aussi pour les chercheurs, qui de plus en plus fréquemment s’attachent à retrouver non seulement un monument, mais aussi la façon dont il a été construit. La restauration en cours de l’amphithéâtre de Nîmes, l’un des mieux conservé du monde romain, bénéficie ainsi des questions que se sont posées les archéologues à l’occasion de la réalisation du dessin de Jean-Claude Golvin.
Nous avons profité de la restitution pour faire des propositions sur les techniques de construction de l’amphithéâtre et sur les outils. Le dessin permet de tester différentes hypothèses.
D’une contenance de 24 000 spectateurs environ, préservé presque intégralement avec ses nombreux gradins d’origine, la construction de ce monument était une énigme. Comment les équipes sont-elles parvenues à monter à 15 mètres de hauteur des blocs de pierre qui pesaient plusieurs tonnes, et comment ont-elles pu les agencer ? Par où ont-elles commencé ? « Nous avons profité de la restitution pour faire des propositions sur les techniques de construction et sur les outils. Le dessin permet de tester différentes hypothèses », explique Jean-Claude Golvin.
Finalement, lors de l’exposition que la ville a consacré à l’amphithéâtre, il a été possible de montrer comment les ouvriers s’y étaient pris pour élever cette construction dans un espace déjà urbanisé, dans quelle partie de la ville ils avaient installé leur chantier pour y tailler les pierres, y fabriquer le mortier, à quel endroit ils avaient évacué la terre déblayée pour le terrassement, etc. « C’est en travaillant sur l’ensemble de la ville et son organisation, son urbanisme, que l’on intéresse des publics qui fréquentent peu les musées archéologiques, les jeunes notamment, relève Marc Célié. C’est là que notre métier prend son sens. »
Reconstituer aussi les façons de faire
De même, dans leur livre sur Le génie maritime romain (Actes Sud, 2020), Jean-Claude Golvin et l’archéologue Gérard Coulon se sont autant intéressés aux méthodes de construction des infrastructures portuaires qu’au résultat final. « Notre souci constant a été de nous replacer dans les conditions des chantiers antiques, avec leur cortège de problèmes concrets et pratiques », explique Gérard Coulon. Pour cela, ils n’ont négligé aucune piste. Comme ce simple graffiti du IIe siècle figurant une grue flottante, dont on peut raisonnablement penser qu’elle fut utilisée pour la manutention de charges lourdes.
« Mais nous avons surtout bénéficié des résultats d’un projet mené par une équipe de recherche internationale (Romacons, pour Romane maritime concrete study project), qui a prélevé des échantillons de béton pour comprendre comment ce matériau coulé il y a 2 000 ans a pu résister aussi longtemps », poursuit Gérard Coulon. Ils sont ainsi parvenus à déterminer l’origine de ses composants (mélange de chaux et d’un sable de Pouzzoles, en Italie), et à comprendre les méthodes employées par les Romains pour coffrer ce béton dans un environnement marin, donc instable, mouvant, soumis à l’ensablement et à une météo souvent violente.
Roues à eau, chaînes à godets, vis, pompes à piston : Jean-Claude Golvin a pu grâce à cela représenter autant d’outils et de machines dont il ne reste aucune trace archéologique… « J’ai aussi travaillé avec un ingénieur maritime français, Arthur de Graauw, confie le dessinateur. Ses connaissances sur les structures portuaires modernes et son goût pour l’Antiquité lui ont permis de consacrer une grande partie de sa carrière à étudier les ports anciens. Il a pu confirmer ou infirmer la possibilité de construire avec telle ou telle technique. »
Ainsi, l’immense port d’Alexandrie par exemple, à l’époque deuxième ville de l’Empire romain, revit sous nos yeux avec son immense jetée, ses sept bassins (grand port et différents ports secondaires) qui communiquaient entre eux, et son célèbre phare. De ce monument dont aucun vestige n’est visible (il s’est écroulé en 1303 et a disparu sous une forteresse construite à son emplacement), il a pu retrouver une image très proche de la réalité, grâce aux récits de différents voyageurs, à des représentations numismatiques, et au fait qu’un notable a fait ériger sur son tombeau la forme réduite du célèbre phare !
La vie quotidienne dans l’Antiquité en bande dessinée
De plus en plus, Jean-Claude Golvin, se rapproche des personnages qui vivaient dans les villes et paysages qu’il reconstruit. Pour l’exposition « Vivre et mourir en Égypte » qui vient d’ouvrir au musée d’Aquitaine, il met en scène sur de grands panneaux une véritable bande dessinée de la vie quotidienne dans le Fayoum à l’époque ptolémaïque (323 à 30 av. J.-C.). Son matériau de départ : des rouleaux de papyrus écrits en égyptien ancien ou/et en grec provenant d’archives administratives et privées devenues obsolètes, remployés dans des éléments de décoration de défunts momifiés appelés cartonnages.
« Imaginez que vous recycliez des archives administratives, vieux registres fiscaux, devis, actes immobiliers, pour en faire du papier brouillon, explique Marie-Pierre Chaufray, une des commissaires de l’exposition, égyptologue à l’Institut de recherche sur l’Antiquité et le Moyen Âge. Les embaumeurs égyptiens, eux, les agglutinaient pour obtenir une sorte de papier mâché qu’ils recouvraient d’une couche de stuc et décoraient avant de les apposer sur les momies. Or, nous parvenons chaque année à décrypter un peu plus ces documents, qui livrent quantité d’informations sur ce territoire et les populations locales : nombre de personnes par famille, leurs prénoms, leurs âges, le montant des impôts qu’ils payaient, les terres qu’ils cultivaient, leurs activités commerciales… »
Plutôt que de présenter dans le musée une « simple » traduction des papyrus, les commissaires de l’exposition ont demandé à Jean-Claude Golvin de les illustrer. Sa rigueur scientifique associée à une liberté artistique permet de voir vivre le potier, le vannier, le pêcheur ; d’imaginer un homme grec se plaindre d’avoir été insulté et agressé par une égyptienne qui aurait souillé son vêtement en lui jetant un seau d’urine ; de retrouver les animaux, varans, poissons, hérons, ibis, ânes, chameaux de labeur… qui se trouvaient dans ces villages.
Jean-Claude Golvin a déjà réalisé plus de 1 000 aquarelles, dont une bonne partie sont visibles sur son site internet, d’autres ayant donné lieu à de nombreuses publications. Pourquoi ne pas recourir à l’image 3D ? Le projet « plan de Rome virtuel » par exemple, mené depuis dix ans par le Centre interdisciplinaire de réalité virtuelle de l’université de Caen, a pu montrer l’intérêt pour le public comme pour les scientifiques de la traduction de travaux de recherche en images de synthèse. « Selon moi, les deux techniques sont complémentaires, estime Jean-Claude Golvin. L’intérêt principal de l’image de synthèse est de pouvoir être actualisée à l’infini. Mais l’image dessinée est bien plus rapide à exécuter, d’un coût moins élevé, et en outre elle se démode moins. Je n’oserais plus montrer aujourd’hui les images produites par exemple pour la restitution du temple de Karnak sur ordinateur en 1990. »
Avec les chercheurs, d’abord très méfiants, la diplomatie de Jean-Claude Golvin a été récompensée : « Ils ont compris que ce travail était fertile, pour le public comme pour eux-mêmes, conclut-il. Mais je dirais que finalement ce que je fais, ce n’est pas uniquement de l’archéologie. J’essaie plutôt de rendre compte d’un certain réel à partir de signes qui constituent un langage ». Un langage qu’il faut croire universel : les livres de Jean-Claude Golvin connaissent un succès croissant en Europe, mais aussi en Chine et aux États-Unis… ♦
À consulter
Le site de Jean-Claude Golvin
Les représentations de Nîmes à travers les siècles
À voir
Promenade en Nemausus, film d’animation réalisé à partir des dessins de J.-C. Golvin, il permet une restitution de la ville antique au IIe siècle de notre ère.
L’exposition Vivre et mourir en Égypte, 27 juin-3 novembre 2024, Musée d’Aquitaine, Bordeaux.
À lire
Jean-Claude Golvin et l’art de la restitution, sous la direction de Jean-François Bernard et Alain Bouet, Ausonius Editions, 2023, 374 p.
Le génie maritime romain, Jean-Claude Golvin et Gérard Coulon, Actes Sud, 2020, 202 p.