Des chercheuses ont mis au point la première grille d’évaluation des conditions carcérales dans le monde, témoignant du respect ou, plus souvent, du non-respect des droits fondamentaux des personnes détenues. Les résultats établis pour douze pays, dont la France, sont disponibles en ligne.
Ce que signifie vivre en prison reste largement ignoré de l’immense majorité des citoyens, a fortiori à l’extérieur de leur propre pays. L’ONG française Prison Insider, qui informe en ligne depuis 2015 sur la vie carcérale partout dans le monde, propose désormais une vision synthétique du respect des droits en prison. Le « Prison Life Index », mis au point avec deux laboratoires du Conservatoire national des Arts et métiers et du CNRS, établit ainsi une grille d’évaluation des conditions de détention au regard des droits fondamentaux garantis par les normes internationales, pour mieux sensibiliser l’opinion à leurs violations.
« On ne parle en général de la détention que quand il se passe un événement extraordinaire, le plus souvent dramatique. Mais l’ordinaire de la réalité carcérale reste fondamentalement méconnu, résume Florence Laufer, la directrice de Prison Insider. La puissance d’une mesure, c’est qu’elle est compréhensible par tout le monde. Mais nous ne voulions ni d’une simplification abusive ni d’un classement. Nous avons donc demandé au Laboratoire d’analyse et modélisation de systèmes pour l’aide à la décision (Lamsade) de nous aider à construire un outil scientifiquement rigoureux. »
Après quatre ans de travaux, les premiers résultats du Prison Life Index sont publiés en ligne pour douze pays : Afrique du Sud, Australie, Chili, Côte d’Ivoire, Écosse, France, Géorgie, Irlande, Liban, Norvège, Philippines et Portugal. Un comité pluridisciplinaire comprenant des juristes et sociologues spécialistes de la vie en détention, des économistes, des informaticiens et des représentants de Prison Insider a encadré les travaux. La doctorante Lola Martin-Moro, sous l’égide notamment de l’informaticienne Meltem Öztürk, enseignante-chercheuse au Lamsade, a planché sur une méthodologie d’agrégation d’une masse de données qualitatives, et non pas chiffrées, afin d’établir un « indicateur composite ».
Fiabilité et traçabilité
La construction de cet indice novateur a requis plusieurs étapes : élaborer une structure définissant les droits à évaluer, établir les données permettant de déterminer leur respect ou violation, et enfin collecter ces dernières. Les sources proviennent à la fois d’entretiens avec des personnes expertes indépendantes, de recherches documentaires, d’informations déjà produites par Prison Insider : par exemple les « fiches-pays » actualisées, qui décrivent 380 aspects de la réalité carcérale. Sur la base des principaux instruments internationaux en matière de détention, 61 indicateurs ont été répartis dans cinq grands chapitres de droits : « manger, dormir, se laver » ; « être soigné » ; « être protégé » ; « être actif » ; « être en lien ». Une masse complexe d’informations donne lieu ainsi à une grille simple et applicable partout.
Pour chaque indicateur est fournie une évaluation qualitative : entre A (indiquant que les standards internationaux sont respectés) et E (qu’ils sont systématiquement violés), six autres échelons sont proposés, B, C et D, correspondant respectivement à des atteintes occasionnelles, fréquentes, ou régulières. Le signe « moins » ajouté à l’une de ces trois lettres marque la gravité des violations.
Le calcul est « non compensatoire » puisque le respect d’un droit ne saurait contrebalancer la violation d’un autre.
Cette lisibilité, souligne Meltem Öztürk, a demandé « un travail de fou ». Au-delà des besoins de traduction linguistique, les chercheuses ont dû élaborer leurs propres données, selon les principes de l’« aide à la décision multicritères » qui guident les travaux du laboratoire et ont permis de créer une grille robuste « qu’on ne peut pas accuser de déformer la réalité, contrairement à la plupart des soi-disant indicateurs qui orientent les politiques, rappelle Meltem Öztürk.
Nous privilégions en outre l’utilisation de méthodes explicables qui garantissent la fiabilité et la traçabilité de nos résultats, gage de crédibilité pour le Prison Life Index », conclut la chercheuse, qui précise aussi que toute évaluation qualitative comporte une part de subjectivité. Par ailleurs, le calcul est « non compensatoire » puisque le respect d’un droit ne saurait contrebalancer la violation d’un autre. « Chacun des 61 indicateurs correspond à un droit fondamental, résume Florence Laufer, or toutes les normes doivent être appliquées. » Quant au choix des premiers pays étudiés, il résulte en partie d’un facteur pragmatique : le financement privé et public, alloué notamment par le Conseil de l’Europe.
Degrés de gravité variables
Quelle vision d’ensemble ces premiers résultats offrent-ils ? Comme attendu, aucun des douze pays évalués ne respecte pleinement les standards internationaux. Des violations sont observées dans chaque dimension, mais avec des fréquences et des degrés de gravité variables. Pour un même droit, comme celui d’appeler ses proches, plusieurs raisons peuvent expliquer les violations : restrictions, absence ou défaillances des téléphones ou des cabines, surveillance excessive, ou encore censure. Les commentaires fournis sur le site offrent des explications pour chaque situation.
Par exemple, en ce qui concerne le droit à recevoir des visites des proches, l’Australie obtient l’évaluation la plus basse des pays évalués, avec des atteintes régulières (D). Mais en France, ce droit fait aussi l’objet d’atteintes fréquentes et graves (C-). L’éloignement affecte particulièrement les femmes, car peu de prisons ou de quartiers sont réservés aux détenues. Autre exemple, en ce qui concerne le système disciplinaire, qui doit être encadré par une réglementation publique et dont les mesures doivent être appliquées de manière proportionnée, les évaluations sont globalement très préoccupantes, avec six pays entre D et D- (Chili, Liban, Afrique du Sud, Côte d’Ivoire, Australie, Philippines).
Même si les droits humains sont universels, les notations prennent en compte les différences de niveaux de vie dans le pays considéré.
En France également, les personnes expertes rapportent un usage excessif du recours à l’isolement comme sanction disciplinaire. C’est aussi le cas en Norvège, où les personnes souffrant de troubles psychiques peuvent être maintenues en isolement, y compris entre deux séjours dans des hôpitaux spécialisés. Il est donc possible pour un même critère de considérer les résultats dans différents pays, mais aussi de voir de quelle façon des systèmes pénitentiaires disposant de moyens très inégaux s’arrangent avec les mêmes droits.
En comparant par exemple la France et la Côte d’Ivoire, on constate que dans les deux cas les A, c’est-à-dire le respect du droit, constituent l’exception. En France, si les mauvaises conditions d’hébergement sont connues, les « atteintes fréquentes ou régulières », parfois graves, à nombre d’autres droits fondamentaux sont pointées, qu’il s’agisse de protection de l’intégrité physique et psychique des détenus, de leur accès aux soins, au travail et à la formation, aux visites extérieures… les prisonniers ivoiriens pâtissent de conditions plus mauvaises encore (marquées d’un grand nombre de E), sachant, indique Florence Laufer, que ces notations qualitatives prennent en compte les conditions de vie générales dans le pays considéré.
« En France, les atteintes au droit à être correctement nourri correspondent à des repas de mauvaise qualité, parfois servis froid, et en quantité insuffisante ; en Côte d’Ivoire, les détenus souffrent couramment de malnutrition. En comparaison, dormir sur une natte au sol peut y sembler acceptable, alors qu’en France, les matelas par terre dans les cellules marquent la mauvaise qualité de l’hébergement. Même si les droits humains sont universels et ont fondamentalement la même valeur partout, les différences de niveaux et de normes de vie sont prises en compte. »
Est-il cependant équitable d’appliquer la même grille d’analyse à des pays riches et pauvres ? Oui, répond la directrice de Prison Insider, car « ces règles internationales, parmi lesquelles celles dites “Nelson Mandela” ou “de Bangkok”, ont été adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies. Elles ne sont pas contraignantes mais représentent un consensus politique dans la définition des droits fondamentaux des personnes détenues. »
Tenter de résumer ces études en quelques lignes peut toutefois s’avérer trompeur, car leur intérêt repose sur leur caractère à la fois exhaustif et détaillé. Chaque « note » est ainsi assortie d’éléments de contexte et de liens renvoyant à une documentation. « Dans le monde à part qu’est la prison, loin des regards, où les contre-pouvoirs sont faibles, nous nous attendions à ce que globalement, le respect des normes soit moins fréquent que leur violation. Mais ces nouveaux indicateurs apportent de la réalité une image précise et nuancée, et pointent des améliorations possibles, y compris à l’usage des professionnels, estime Florence Laufer. Le Prison Life Index montre aussi, et ce n’est pas non plus une surprise, que l’humanité et la dignité ne sont pas toujours une question de moyens financiers. » Or, rappelle-t-elle encore, si la détention ne concerne qu’un petit nombre de personnes, elle représente un défi qui concerne tous les citoyens, car les mauvais traitements subis à l’intérieur se répercutent tôt ou tard à l’extérieur. S’il permet de faire progresser la connaissance des conditions carcérales au sein des opinions publiques, le Prison Life Index aura rempli son objet. Prison Insider espère également pouvoir évaluer d’ici à quelques années une trentaine de pays supplémentaires. ♦
Pour en savoir plus
Consulter le Prison Life Index